Dans la chaleur étouffante du bar, une Apolline légèrement transpirante fit son entrée. Peut-être cette sueur était-elle causée par les températures de l'été, ou bien par une certaine tension qu'elle préférait dissimuler. Une chose était sûre, la large robe dont elle était vêtue ne l'avait pas aidée à rester au frais. Désireuse de faire preuve de prestance, elle avait refusé de s'habiller de façon plus légère. Elle revenait du Chemin du Traverse, traînant derrière elle une valise à roulettes qui semblait étonnamment vide tant elle la tirait avec aisance. De toute évidence, la jeune fille avait rencontré un souci lors de ses emplettes.
Agressé par les effluves d'alcool, son petit nez se retroussa brièvement. C'était une odeur qu'elle avait en horreur, et qui lui rappelait de bien mauvais souvenirs. Elle aurait aimé ne jamais avoir à mettre les pieds dans un tel lieu. Un bar, temple de la débauche et du vice, mais surtout un milieu qu'elle estimait affreusement masculin. Elle se fit violence pour approcher du comptoir, en prenant soin de rester à bonne distance de ceux qu'elle considérait comme de vulgaires pochards, auxquels elle n'accorda pas le moindre regard.
Il ne lui avait fallu que peu de temps avant de repérer celui qu'elle cherchait : John Davies, celui-là même qui l'avait accompagnée jusqu'ici. Dire qu'il ne passait pas inaperçu relevait du pur euphémisme : avec sa stature imposante, il aurait été davantage à l'aise sur deux tabourets plutôt qu'un seul. Par sa seule apparence, ses cheveux et sa barbe hirsutes, cet homme la dégoûtait profondément, mais à cela s'ajoutait ses manières qu'elle jugeait terriblement bourrues. Elle se dit qu'un homme comme lui, sale et puant, était ici parfaitement dans son élément, entre les tables poisseuses et les murs décrépits. Si elle n'avait pas besoin de lui, et s'il n'avait pas jusque-là fait preuve d'une extrême sympathie à son égard, elle l'aurait probablement haï de tout son être. Elle se planta dignement à ses côtés, les mains jointes dans le dos, et bien que perché sur son assise il la dépassait de plusieurs têtes, elle ne semblait nullement impressionnée. D'une voix monotone dénuée de chaleur, elle se mit à réciter une tirade qui, cela ne faisait aucun doute, avait été préparée à l'avance :
" Sir Davies ? Quelques mots, je vous prie. Sans attendre de réponse de sa part, elle enchaîna, dans un anglais soutenu certes parfait mais avec un accent volontairement très français : Je sais bien que je dois rassembler les fournitures nécessaires pour ma rentrée à l'école. Mais je sais également que dans ce monde, rien n'est gratuit, si ce n'est peut-être la méchanceté. Je doute pouvoir m'enquérir de tous les éléments de cette liste sans donner une quelconque contrepartie en échange. Or, j'ignore comment faire, le fait étant que mes poches sont vides. Je me vois donc, à mon grand regret, forcée de quérir votre aide. Veuillez m'en excuser. "
Ses derniers mots, une simple formule de politesse, en réalité elle n'était désolée de rien. Elle soupçonnait le Poufsouffle d'avoir simplement oublié de lui donner ce qu'il aurait dû lui donner, mais avait jugé déplacé, peut-être trop risqué, de le lui faire remarquer de façon explicite. Ce poivrot, obnubilé à l'idée de se vautrer au comptoir d'un bar, avait certainement oublié de s'occuper d'elle convenablement, du moins en était-elle persuadée. Outrée, elle ne se sentait donc aucunement coupable de se montrer si glaciale envers un homme à qui elle devait pourtant beaucoup.