Ce matin, comme chaque matin, Apolline s’est réveillée en sueur, la rage au ventre. Un ventre qui, chaque nuit, la fait encore souffrir, d’une douleur fantomatique qui prend racine là où la balle d’un fusil s’était logée après avoir traversé sa peau fragile. Encore allongée sur son lit, haletante, elle passe ses doigts là où s’était trouvée la blessure, alors qu’elle s’imagine sans peine l’intérieur de son corps en lambeaux et que lui revient le souvenir tenace de la sensation de ses organes déchirés par le projectile. Les images atroces qui hantent ses cauchemars lui restent même après son réveil et obsèdent ses pensées.
L’arrière du crâne de Justin Page, explosé et sanguinolent, alors qu’il se tenait encore debout. Les sorciers abattus, les uns après les autres, gisants et mourants, piétinés par ceux qui allaient connaître le même sort. Tous ces cadavres agglutinés pesant sur son corps, leurs visages figés dans une expression de souffrance juste à côté du sien. Leur sang chaud et poisseux qui coulait sur elle jusqu’à ce qu’elle baigne littéralement dedans. Et pour faire écho à ces visions d’horreur, celle de sa mère battue à mort noyée dans une flaque vermillon, celle du crâne de Sullivan démoli par les coups de pierre répétés. Et aux images s’associent les sons, ceux des cris dans lesquels elle entend la peur et l’agonie, et qui résonnent sans arrêt dans son esprit troublé.
Elle devrait se sentir horrifiée, et pourtant il n’en est rien. Bien qu’elle ressente un certain dégoût à la pensée de ces corps mutilés, celui-ci se mêle à une curieuse fascination morbide qu’elle ne comprend pas, bien qu’elle en soit consciente. Sans qu’elle ne s’en soit rendue compte, cet événement l’a, comme les autres, traumatisée, mais d’une bien sordide manière. La destruction des corps, leur fragilité, la façon dont le sang s’en échappe, dont la chair se déchire et les os se brisent l’obsèdent. La facilité avec laquelle on peut mourir, et celle avec laquelle on peut tuer, deux faits qu’elle n’ignorait pas, mais dont elle n’avait jamais été aussi consciente jusque lors, maintenant que la mort ne semble plus avoir le moindre secret pour elle. Elle-même avait bien failli perdre la vie, si Michael n’était pas venu à son secours.
Une fois plus ou moins remise de sa nuit mouvementée, elle se redresse sur son lit, alors que ses pensées vont au Jaune. Après l’attentat, elle était restée quelques jours chez lui, dans l’espoir de lui apporter son soutien. Le pauvre était réellement abattu, profondément touché par les événements, et notamment la mort de Justin Page, exécuté sous ses yeux. Mais pour lui, Apolline n’avait rien pu faire. Non, car elle était bien incapable de partager sa souffrance. C’est en le voyant ainsi qu’elle s’était rendue compte que sa propre tristesse n’était que factice : elle était loin de se sentir aussi affectée que lui. Rien à faire : que ce soit Justin Page, Davies, McGonagall, ou encore tous ces innocents morts, elle ne parvient pas à les pleurer. Lors de la cérémonie dans la Grande Salle, malgré l’atmosphère endeuillée, elle ne s’était pas sentie attristée. Tout ce qu’elle ressent désormais, c’est un sentiment de révolte, une haine profonde et redoublée, plus seulement envers les hommes, mais aussi pour ses anciens semblables, les moldus.
Dans son coeur corrompu, il ne reste malheureusement plus assez de place pour la tristesse et la compassion. Elle peine à ressentir quoi que ce soit d’autre qu’une colère immense, si bien qu’elle en vient à se demander qui dans ce monde elle ne déteste pas. Si elle est encore capable d’aimer quoi que ce soit. Michael, l’apprécie-t-elle vraiment ? N’est-elle pas attachée à lui simplement parce qu’elle se sent redevable après tout ce qu’il a fait pour elle ? Et même, cette soi-disant dette qu’elle a envers lui, n’est-ce pas qu’une excuse pour légitimer le fait qu’elle l’instrumentalise comme un vulgaire outil ? C’est en tout cas ce qu’elle commence fermement à croire. Comme toujours, Apolline doute, de qui elle est, de ce qu’elle veut, de ce qu’elle ressent. Et comme toujours, elle cesse de se poser des questions pour s’accrocher à la seule certitude qu’elle ait jamais eu : la haine qui l’habite.
Debout face à son miroir, Apolline se maudit, une fois n’est pas coutume. D’avoir été si faible lors de l’attentat, de s’être laissée bousculer et marcher dessus comme un vulgaire déchet, ballottée comme une poupée de chiffons. Elle s’observe avec dépit : les années passent, et pourtant, elle paraît toujours aussi chétive et fragile. Complexée par sa taille, par son corps, en fait son physique en général, elle cherche désespérément un moyen de paraître plus grande, plus imposante ; plus adulte. Elle s’empare d’une trousse de maquillage qu’elle a, disons, empruntée dans une chambre voisine, et se tartine maladroitement le visage d’un maquillage qui n’est pas sans rappeler celui, outrancier, que portait sa mère pour faire le tapin. Elle fait le choix de couleurs sombres, qui pour elle paraissent intimidantes, cercle ses yeux d’un noir profond pour avoir l’air menaçant.
Alors que, la main tremblante, elle trace sur le bord de sa paupière un trait de crayon noir, elle se le met accidentellement dans l’oeil. Elle crache un juron, alors qu’une larme gorgée de maquillage noireâtre vient couler le long de sa joue. En voyant ceci, elle se questionne : à quand remonte la dernière fois où elle a pleuré ? Assez loin pour qu’elle ne s’en souvienne pas. Et finalement, elle s’en félicite. A ses yeux, être à ce point insensible, c’est une preuve de force. Une étape de plus franchie dans sa quête vengeresse. Elle n’a pas de pires souvenirs que toutes ces fois où elle s’est laissée aller au désespoir et à la crise de nerfs, de terribles moments de faiblesse qu’elle ne cesse de regretter. Que tout ceci soit de l’histoire ancienne ne peut être qu’une bonne nouvelle.
Une fois son petit exercice de peinture terminé, elle se regarde dans le miroir, satisfaite. Il lui semble qu’elle paraît plus vieille, plus adulte. Et assurément plus effrayante. Elle n’en a pas conscience, mais nombreux sont ceux qui la trouveront tout simplement vulgaire, voire terriblement ridicule. Mais du moment qu’elle paraît - encore - moins commode ( comme si son attitude hargneuse ne suffisait pas), cela lui convient très bien. Après s’être occupée de ses cheveux avec soin, elle sort enfin de la chambre.
Dans les couloirs, elle marche fièrement en direction de la bibliothèque, pavane presque, fière de s’exhiber de la sorte, persuadée d’en imposer grave. Du haut de sa petite taille, elle cherche à regarder les autres de haut, et particulièrement les plus jeunes auxquels elle veut et devrait se sentir supérieure, quand bien même les plus grands d’entre eux la dépassent. Quand certains garçons la regardent mal, elle leur répond d’un sourire mauvais. Ils l’ignorent, mais intérieurement, elle se les figure mutilés, massacrés et mourants. Elle s’imagine parfois les tuer de ses propres mains, comme elle a assassiné Sullivan, et cela lui procure un étrange sentiment de bien-être. Tout simplement parce qu’elle sait que ce serait possible, qu’elle en serait capable, que ces visions n’ont rien d’un bête fantasme mais davantage un aperçu du sort qu’elle pourrait bien leur réserver, s’ils lui cherchaient querelle.
Car ce qu’ils ne savent pas non plus, c’est qu’elle a déjà tué. Deux fois. Et même trois, si Sullivan compte pour deux. Alors oui, elle en serait bien capable. Une fois rentrée de chez Michael, à la Maison des Incurables, elle avait eu une revanche à prendre sur l’infâme mégère qui avait pris la direction des lieux. Il s’avère que la vieille femme suivait de lourds traitements médicamenteux, au dosage très strict. Il ne fallut pas longtemps après le retour d’Apolline pour qu’elle décède d’un malencontreux surdosage. Heureusement pour la jeune fille, elle était loin d’être la seule à souhaiter la disparition de l’affreuse directrice. Si bien que personne n’avait pleuré sa mort, ni cherché à savoir si cette erreur fatale n’avait rien d’un accident. Un meurtre dont elle est terriblement fière : en se salissant une fois de plus les mains, en faisant le mal, elle était parvenue à faire le bien. Les enfants et le personnel que la mégère avait maltraités quotidiennement étaient tous soulagés d’en être enfin débarrassés.