L'Apothicaire

L'Apothicaire finit par revenir de l'arrière boutique, et n'accorde même pas accorder un regard aux deux ligotés, faisant mine de ne pas les voir. En chantonnant gaiement un air lugubre, il dispose soigneusement sur le comptoir plusieurs fioles aux contenus divers, liquides poisseux et colorés bien inquiétants. Puis, avec un grand sourire, il s'adresse alors aux deux étudiants :

" Alors, qu'est-ce que je vous sers ? "

Il pose d'abord le doigt sur une fiole contenant un liquide verdâtre.

" Potion vert émeraude. Je l'adore, celle-là. Si terrible qu'il est impossible d'en faire boire tout le contenu. Elle vous donne des cauchemars, des hallucinations, vous plonge dans la folie en un instant. En plus de vous faire souffrir atrocement. Une potion de torture, tout simplement, autant physique que mentale. Aucun de ceux qui en ont bu n'ont jamais pu reprendre une vie normale. "

Avec beaucoup de manière, il pose le doigt sur le bouchon de la potion adjacente, rouge sang.

" Le poison Dragon. Fait à partir de sang de Dragon. Elle s'en prend à votre coeur, et l'arrête sur le champ. Et en plus, en bonus, ce qui en fait d'ailleurs l'une de mes préférées : elle est indécelable. On croira à une mort naturelle, tout simplement. "

Toujours avec son sourire carnassier, il vient faire les louanges de son poison suivant, d'un blanc laiteux : 

" Potion aveuglante. Bien préparée et administrée directement dans l'organisme jusqu'à la dernière goutte, ses effets peuvent être incurables. C'est la cécité à vie. "

Il souffle du nez. Il semble beaucoup s'amuser à faire l'étalage de toutes les horreurs que les alchimistes ont su inventer.

" Et celle-là ? Très utile, aussi. La Goutte du Mort-Vivant. Un sortilège si puissant qu'il endort même votre coeur. Aux yeux des autres, vous auriez simplement l'air morts. Et ne vous réveillerez que... très longtemps après. Savez-vous ce que cela fait, d'être enterré vivant ? "

Enfin, il arrive à la dernière potion, qu'il prend dans sa main et observe avec fascination. Le liquide est d'un noir profond et opaque, qui ne laisse passer aucune lumière.

" Et enfin... La meilleure de toutes. Le poison le plus puissant jamais créé. Inutile de le boire : il tue au contact. Il suffit... d'une goutte. Rien de plus. Une seule petite goutte en contact avec votre peau, et vous passez de vie à trépas. Semblable au sortilège de la mort, je vous présente : la Potion de Mort. "

Il la repose, avant de s'écrier, enjoué :

" Alors, qui veut commencer ? Un volontaire ? "

- Bah ça en fait du beau p'tit monde tout ça ! Et dire qu'il nous cachait tout ça dans son arrière boutique, décidément... Je ne saurais définir qui est le plus louche de nous trois du coup !

Alors, il tourna la tête vers la jeune fille.

- Quitte à subir un de ces "terribles" châtiments, autant qu'on rende la séance amusante, ne crois-tu pas ? J'ai un p'tit jeu, si t'aimes les surprises... Tu choisis pour moi, et je choisis pour toi. On glisse à l'oreille de notre cher ami la préparation qu'on souhaite faire gouter à l'autre, ainsi, à quoi s'attendre ?! La mort, la cécité, peut-être la folie ? Si tant est qu'il soit possible de nous y enfoncer encore un peu plus... Bien sûr, monsieur, j'accepte votre petite dégustation avec plaisir, alors si vous pouviez jouer le jeu, ça arrangerai tout le monde. Car voila là un spectacle qui promet d'être plein de rebondissements ! Allez dites oui, dites ouuuui !

L'avide Alice trépigne d'impatience et tremble d'excitation. Ne réalise-t-elle pas la gravité de la situation ? Probablement pas, non. L'impavide, l'imprudente, l'inconsciente ne semble pas avoir la moindre idée du sort qui les attend. A la proposition de Luke, qui de plus semble lui aussi tout à fait enjoué, c'est avec joie qu'elle répond :

" Oh oui, d'accord, faisons comme ça ! Mais... moi d'abord ! Je veux, je veux, je veux goûter ! "

" Oh, non, non non non. Ce serait beaucoup moins amusant. Vous n'êtes pas joueurs ? Moi, je le suis. " dit-il avec un sourire factice.

La nonchalance de ses deux victimes semble l'amuser, mais guère l'inquiéter. Il ouvre un tiroir de derrière son comptoir, farfouille entre pièces, clés, jetons et jeux de cartes - auxquels il joue contre lui-même - jusqu'à se saisir d'une petite sacoche noire fermée par un lacet. De là, il en sort plusieurs dès, aux formes et couleurs différentes. Il en choisit un, violet, en forme de pyramide. Un dé à cinq faces.

" Laissons-le hasard décider, plutôt ! Alors, toi d'abord, ma belle ? Tu es étrangement enthousiaste, mais tant mieux pour toi. Alors, qu'est-ce que ce sera... "

Il jette le dé, qui roule quelques instants, et dont le résultat semble décevoir son lanceur.

" Quatre ? Oh, c'est dommage. J'aurais préféré quelque chose de plus excitant. Mais ce sera pour toi, mon cher petit insolent. "

Il saisit alors une fiole, et s'approche d'Alice, son regard cruel dissimulé sous le discret reflet de ses lunettes. Il s'apprête à lui pincer le nez pour lui forcer à ouvrir la bouche, mais cela n'est pas nécessaire : la folle ouvre grand la bouche d'elle-même. Alors, il débouche la fiole, et en déverse le contenu dans son gosier.

" Pour toi, la Goutte du Mort-Vivant. A toi le sommeil éternel. Fais de beaux rêves, demoiselle. "

Aussitôt le poison ingurgité, Alice s'éteint soudainement. Sa tête retombe lourdement, son corps de fige, sa poitrine reste inerte : elle ne respire plus. Un filet de bave verdâtre vient lui couler au coin des lèvres.

" Bon ! Il ne me reste que quatre potions ! A ton tour, petit malin. Où est mon dé à quatre faces ? "

Venait-il de toucher au prochain joyau de la collection de Luke ? Non, il n’aurait pas osé. Enfin, elle semblait quand même bien touchée. Si, putain, si. Elle ne bougeait même plus, sa respiration n’était guère audible et sa bouche laissait s’évader un filet de bave.
Le serpentard n’avait qu’une seule règle en tête : ne surtout pas rentrer dans son jeu, car c’était là lui provoquer le plaisir qu’il attendait. De toute manière, le garçon, ne pouvait pas faire plus, contraint par les cordes le liant complètement à sa chaise. Presque certain d’y passer, il acceptait son sort, celui-ci même teinté d’une ironie certaine. Vendre la mort pour finir tué par un poison à son tour… Il jouait dès lors ce qui semblait être sa dernière carte.

- Eh bah… c’est pas de la merde votre came ! Quoiqu’un peu brutal, je ne vois tellement quel plaisir en tirer, mais soit. Pardonnez mon insistance, mais vous venez de me montrer là que vous aussi, êtes quelqu’un de plutôt joueur. Alors pourquoi s’embêter à chercher un autre dé quand on peut mettre fin à cette petite sauterie immédiatement. Relancez donc celui que vous détenez actuellement. Faites moi ingérer ce que vous voulez, j’en ai plus grand chose à foutre de toute manière. MAIS ! S’il retombe sur la même face qui a décidé du sort de mon amie ici présente… vous me détachez, je récupère la gamine et vous n’entendrez plus jamais parler de nous. Après tout… quel intérêt pourrait t-on trouver au sein d’un jeu où l’on est donné vainqueur avant même qu’il ne débute ?

Toujours sans se départir de son insupportable sourire sans joie, le vieil homme écoute attentivement la tirade de ce pauvre Luke, en faisant avec sa tête d'étranges mouvements erratiques. Puis, son corps semble être secoué d'une toux, qui malheureusement ne s'avère être que le début d'un long rire sardonique.

" Ahahah ! Amusant, amusant. Tu as raison, gamin. Je suis joueur, c'est vrai. Mais... Tu vois... "

Il se penche vers lui, découvrant toute ses dents dans un large sourire.

" Je déteste perdre. Alors, nous allons jouer selon mes règles. " dit-il en lui mettant deux tapes humiliantes sur la joue.

Puis il se redresse, et cette fois ne rit plus. Son visage est sévère, son ton méchant.

" Mais je vais être honnête. Ce n'est un jeu que pour moi. Un jeu de hasard, où je gagne à tous les coups. Pour toi, c'est une leçon. Voilà ce qui arrive aux petites merdes mal-éduquées dans ton genre. La racaille des bas quartiers crasseux. Je vois bien à ta tête que tu n'es que l'un de ces déchets. C'est quoi, cette coiffure ? Et cette attitude ? Et ça fume à cet âge ! Tsss... Un voyou, voilà ce que t'es. Un voyou et une attardée. Les gamins comme vous, c'est que de la pourriture. On m'en voudra pas de faire le ménage. "

Dit l'homme aigri aux idées bien arrêtées.

" Alors, la folie, la cécité, la mort ? A quoi vas-tu avoir droit ? "

Il retourne à son comptoir, fouille sa besace, mais ne paraît pas trouver ce qu'il cherche.

" Saloperie ! Où est mon dé de quatre ? Il devrait... Non... Bon sang ! "

Le visage déformé par un rictus colérique, il frappe du poing sur le bois. Il paraît réfléchir quelques instants, avant de disparaître dans l'arrière-boutique.

" Ne bouge surtout pas. Je reviens très vite. Tu n'as qu'à faire causette avec la belle au bois dormant en attendant. "

De nouveau, on l'entend fouiller à travers boites et armoires.

" Bordel, où est ce foutu dé ? Il me faut mon dé de quatre ! "

« Joueur, joueur… joueur mon cul ouai. Je vais t’montrer c’est comment un jeu, enculé… »

Prise d’une énergie nouvelle, presque assimilable à de la rage, Luke forçait désormais de toutes ses forces sur ses jambes. Rien de magique, juste un peu de bon vieille physique. La chaise, bien ancrée dans le sol, commençait à craquer sous l’effet de poussée…. Il ne restait plus au jeune garçon que l’espoir. L’espoir que le dossier cède, le libérant de son entrave, lui redonnant toute la liberté de mouvement nécessaire pour se sortir lui, et Alice, de ce mauvais pas.

" Ahah ! Le v... Ah, non. C'est un dé à trois face. J'ignorais que j'avais un dé à trois faces. J'ignorais que ça existait, même... Patience, patience mon p'tit gars, je vais bientôt mettre la main dessus ! Réfléchis un peu, en attendant, à tes dernières paroles ! " retentit la voix du dément Apothicaire.

Mais Luke, dans la boutique, semble peu enclin à patienter sagement sans rien faire. Ayant dans l'idée de profiter de la probable fragilité de son assise en bois, il se met à pousser de ses jambes en arquant le dos vers l'arrière. La chaise, ancrée dans le sol, lui permet d'exercer une force spectaculaire sur les deux fines barres en bois qui lient le dossier au reste de la chaise. Bien vite, il entend craquer légèrement, signe que le bois menace de céder. Et puis, après un ultime à coup, cela se brise enfin : il bascule vers l'arrière et tombe sur le plancher, le buste et les bras toujours ligotés au dossier de la chaise qui reste maintenu dans son dos. Cela, bien sûr, ne se fait pas sans bruit... mais dans l'arrière-boutique, tout occupé qu'il est à tirer bruyamment les tiroirs et ouvrir les placards avec une force de toute évidence excessive, l'Apothicaire produit un vacarme digne d'un déménagement, par-dessus lequel il s'est de plus mis en tête de chanter gaiement.

Ok, ok, ok. Reste cool, et nique lui sa boutique au passage.


Il avait beau se convaincre du contraire, Luke commençait à avoir chaud, et ce, dans tout les sens du terme. La sueur qui perlait sur son front en était la preuve. Tout se mélangeait dans son esprit, si bien qu'il n'était plus capable de décider comme aborder la situation.

Il allait revenir, son foutu dé à la main.

Soudain, il se résolut à un choix, surement le dernier qu'il aurait l'occasion de faire si c'était le mauvais. Alors, d'un coup d'épaule, il chargeait dans chaque étagères, chaque tables, afin d'y briser les moindres contenants rangés ça et là. Bien entendu, le vendeur l'avait surement entendu. Mais ainsi, l'allée donnant sur le guichet, et par extension l'arrière boutique, se trouvait couverte d'un mélange aqueux à la composition hasardeuse. Dans une lueur d'espoir, le garçon y jeta alors son briquet, pour deux raisons : retarder l'homme, et alerter les passants du nuage de fumée. Enfin, si tout ce petit monde voulait bien prendre feu.

Luke s'employait dés lors à couper la corde de la jeune fille aidé d'un morceau de verre ramassé dans tout ce bordel.

Lors des nombreux coups d'épaules et charges furieuses de Luke, le dossier de la chaise vint à se briser, le libérant par la même de ses liens. Après avoir brisé de nombreux pots, contenant herbes, racines, et autres ingrédients organiques, il jette son zippo dans le foutoir créé. Par chance, certains composants, comme des oreilles et yeux de telle ou telle créature, étaient conservées dans ce liquide hautement inflammable que l'on nomme formol : aussitôt, les flammes prennent et un feu s'élève au coeur du plancher. Dans ses ruées, Luke a brisé de nombreuses potions, dont certaines se sont déversées sur lui : à certains endroits, sa peau se couvre de cloques et le brûle atrocement. Malgré tout, dans l'urgence et la panique, il ne prête que peu attention à la douleur et s'attelle à libérer la jeune Alice, avant que celle-ci ne périsse dans les flammes.

Alors qu'il s'évertue, à l'aide d'un morceau de verre brisé, à trancher ses liens, il est soudainement interrompu par... des bruits d'applaudissements. L'Apothicaire se tient là, derrière le comptoir, baguette à la main. D'un geste, il retire le morceau de verre des mains du jeune homme.

" Tu vas te couper, imbécile. Ou la blesser. Il effectue ensuite un large geste, de la gauche vers la droite de la pièce, du bout de sa baguette. Reverte. "

Aussitôt se meurt le feu, les éclats de verre traînent sur le plancher pour se rejoindre, s'assembler, et reformer les bocaux qui se remplissent de leur contenu avant de s'élever dans les airs, pour se déposer délicatement sur les étagères au fur et à mesure que celles-ci se raccrochent aux murs. En quelques secondes à peine, la boutique revient à la normale, comme si tous les efforts de Luke n'avaient jamais existé. Ceci fait, le vieil homme pose sa baguette et s'accoude sur son comptoir. Son air est quelque peu moqueur, amusé aussi, mais on y décèle une pointe... d'admiration. 

" Hé bien, hé bien... J'espérais te donner une leçon. Te voir supplier, demander pardon, peut-être. Mais bon sang... Tu m'as l'air bien indomptable, comme garçon. Tu es un vrai sauvage, ma parole. Féroce ! Je m'avoue vaincu, je l'admets. Je pensais que tu n'étais qu'une grande gueule. Mais tu es plus que ça, de toute évidence. "

Clap, clap, clap.

Une fois la tirade du vendeur terminée, la seule chose que l'on pouvait entendre, en oubliant le brouhaha constant de l'avenue, fut un applaudissement donné par Luke.

- C'est du grand art. Vous n'avez jamais lâché votre rôle, et, quand bien même l'idée que ce soit du bluff m'habitait depuis le début, j'ai fini par tomber dans le piège. Grandiose, grandiose, grandiose... C'est une des expérience les plus folles de ma vie, et croyez moi, j'en ai vu des choses.

Le serpentard s'avançait alors vers le guichet afin d'aller y serrer la main au responsable de l'échoppe.

- Et elle, j'en fais quoi ? Doit on réellement attendre qu'elle se réveille ? Je peux l'emmener pas très loin d'ici, en attendant... Je loue une chambre à quelques rues, à moins que vous n'ayez une nouvelle solution miracle ?

" Du grand art, du grand art... "

Le vieil homme pousse un soupir las.

" Pas vraiment. C'est juste que... Tu n'imagines pas tout ce dont tu es capable, lorsque tu es seul et que tu t'ennuies. Tu perds un peu la boule, je crois. Enfin, bref... Je dois dire que je ne m'attendais pas à ce que tu le prennes aussi bien. Sans rancune, dans ce cas ? "

Il tend alors sa main à l'impétueux et la serre cordialement.

" Je te trouve plus sympa quand tu es un peu plus respectueux, quand même. Et pour la fille, t'en fais pas. J'ai l'antidote juste-là. Tiens. "

D'un coup de baguette, il fait alors voleter jusqu'au comptoir une petite fiole emplie d'un liquide jaune scintillant. Avec un sourire, il la lui tend : 

" Voilà. Tu n'auras qu'à lui donner ça. Elle ne se réveillera pas tant que tu ne le lui auras pas faite boire. Tu peux lui donner maintenant, ou... plus tard, dit-il avec un sourire plein de sous-entendus immondes accompagné d'un clin d'oeil qui appelle à une abjecte complicité. A toi de voir ! "

D'un long soupir, le serpentard sembla relâcher toute pression à l'apparition de l'antidote. Même si ce n'était pas dans ses plans à la base, allez savoir de quoi était faites les intentions du vendeur... Alors Luke ne préférait prendre aucun risque. Il administra l'antidote à la jeune fille, espérant qu'il ne s'agissait pas là d'un énième canular macabre. Le temps qu'Alice sorte de sa torpeur, le garçon repartit vers le comptoir pour s'adresser une dernière fois au responsable de ces lieux.

- Écoute, je ne sais pas quels sont les vices qui t'habitent, et il serait mal avisé de ma part d'en juger, étant, hélas, moi-même affligés de bons nombres d'entre eux. Gardons chacun nos secrets bien cachés, et trouvons un terrain d'entente ! J'aimerais beaucoup t'acheter quelques échantillons des potions dont tu nous a fait l'étal un peu plus tôt, de façon... "discrète" ? Pas besoin de discours moralisateur, si tant est que tu en ai vraiment une, de morale... Et n'y vois là aucun irrespect, seulement un constat ! J'ai moi même toutes sortes de produits qui pourraient faire disparaitre la solitude et l'ennui que tu me vends. Deal ?

Simplement accoudé au comptoir, le vieil homme observe Luke administrer la Potion Winggelweld à la jeune fille sans faire de commentaire, ni afficher d'expression qui pourrait donner une idée de ses pensées. Ni hochement de tête approbateur, ni rien.

" Des vices ? Je ne vois pas de quoi tu parles. "

Faisant mine de ne pas comprendre, le commerçant hausse les épaules avec un sourire énigmatique. Puis, une lueur d'intérêt se lit dans son regard, celle de celui qui s'apprête à faire des affaires. Toujours à l'abri des regards comme des oreilles, c'est sans langue-de-bois qu'il se met à marchander.

" Mes produits t'intéressent, donc ? On peut faire affaire, bien sûr. Je vais même t'offrir une potion de ton choix : tu l'as bien méritée. Mais est-ce que tu veux vraiment des choses du genre, potion de Mort et Poison Dragon ? J'ai d'autres choses tout aussi intéressantes, et qui ne servent pas qu'à semer des cadavres, tu sais. Et toi, tes produits, c'est quoi ? Tu marchandes, toi aussi ? "

Derrière eux, doucement, Alice s'éveille de son éternel sommeil. Sa tête dodeline mollement, la bave toujours aux lèvres, alors qu'elle marmonne de bien curieuses choses, toujours les deux pieds dans le royaume de ses songes.

" Mmmh... J'aurais bon goût, cuite au bain-marie... Qu'ai-je fait de ma baignoire ?... Dans le paquet de cigarettes... "

- On peut dire ça. Je suis en quelques sortes un marchand de sourire ! Je te promet des expériences comme t'en a jamais vécu, même avec des produits magiques... Ce que moi je veux, en contre partie, sont tes produits que tu jugerais les plus... intéressants ? Car s'il est bien une chose dont je suis incapable d'accomplir, c'est de t'apprendre ton métier. Écoute, je sais comment on va régler ça.

Luke se retourna avant d'aller se quérir de la santé de la jeune fille. La voila qui parlait déjà de clopes, une aubaine pour celui qui comptait lui présenter un échange qu'elle ne voudrait refuser. Il attrapa son étui avant d'en sortir une cigarette, et de la tendre dans l'intention qu'elle s'en saisisse.

- Comment tu te sens ? Reste cool, prend cette clope, et moi je reprend le petit cachet que j't'ai filé tout à l'heure, t'inquiète, j'en ai plein d'autres là dehors, mais j'ai juste besoin de donner celui-ci au sympathique vendeur qui nous promet de pouvoir gouter à tout un tas de chose ensuite. Ça te va ?

Si elle était d'accord, le serpentard comptait faire don du comprimé au tenancier, lui intimant alors d'y gouter pour entrevoir l'univers qui s'étendait devant lui.

Alice ouvre un oeil, et aussitôt sourit :

" Lu... kas ? Lucky ? Luke ! "

Mais à peine sortie de sa longue léthargie induite par le poison, mal réveillée en somme, elle ne saisit que peu tout ce que Luke lui propose. Elle ne semble pas saisir grand chose de la situation tout court, d'ailleurs.

" Attends, pourquoi est-ce que c'est toi qui me réveilles ? C'est le lapin, d'habitude... Oh ! Est-ce que tu as apporté le petit-déjeuner ? Mais... Dis donc, qui a refait ma chambre ? Et quel drôle de lit ! Ah, mais ce n'est pas un lit. C'est une chaise. A moins que... Non, c'est bien une chaise. Je remarque d'ailleurs que j'y suis attachée. Tu m'as attachée, Luke ? "

-  Hein ? Non ! Du tout !


Car il était vrai que Luke n'avait même pas fait attention au fait que la fille soit toujours entravée par le sortilège lancé par le vendeur.

- Détache là, tu veux ? lança t-il alors au tenancier.

Puisqu'elle ne semblait pas avoir entendu la demande formulée par le serpentard, il s'y reprit une seconde fois, maintenant qu'il était sur qu'Alice soit bien réveillée.

- Comme je te disais, je vais devoir te reprendre le petit sachet que je t'ai offert tout à l'heure. Oui, je sais, donner c'est donner, reprendre c'est voler... Mais ça dépasse le cadre de l'amusement, à présent. C'est un investissement sur le futur, crois moi ! Regarde, j'te l'échange contre cette clope et mon briquet. Ça te va ? Des comprimés qui font sourire j'en ai plein, la dehors, en plus !

" Mmmh... "

La jeune fille fait d'abord la moue, apparemment peu encline à se séparer du précieux cacheton, peut-être seulement par pur esprit de contradiction. Enfin libérée de ses liens par l'Apothicaire, ce n'est pas pour autant qu'elle se lève de sa chaise, sur laquelle elle se tortille sous les tiraillements de son esprit.

" Je ne sais pas, Luke. C'est que j'y tiens, moi, à mon amour en sucre. M'en séparer me fend le coeur, si tu savais ! Mais... "

Elle louche alors avec convoitise sur le briquet métallique du jeune homme comme une véritable petite pie.

" D'accooooord, je veux bien m'en séparer... Mais alors, je ne veux pas une, mais deux cigarettes. Non, deux cigarettes et demie ! Et le briquet, bien sûr. Et la promesse d'un autre bonbon plus tard. Oh, et que tu me racontes une histoire pour m'endormir ce soir. "

Ok, c'est déjà ça de fait.

Le serpentard, non content de répondre à la demande d'Alice, lui donna ce qu'elle réclamait et plus encore. En premier lieu, il lui tendit son briquet, puis, celle qui voulait 2 clopes et demi se vu recevoir le petit étui de métal abritant les cigarettes de Luke.

- Tiens, tu peux tout garder, après tout c'est un peu de ma faute si on en est là.

Le garçon tiqua cependant à la dernière demande de la curieuse jeune fille. Comment ça une histoire pour s'endormir ? N'avait elle pas de domicile ? Ou bien était-ce là encore un de ses inepties ? Dans tout les cas, cela ne changeait rien pour Luke, qui menait... non, qui se laissait mener par la vie au quotidien.
Cependant, il avait, à ce moment là, un chat bien plus gros à fouetter. C'est pourquoi il retourna auprés du vendeur lui offrir le précieux comprimé marqué d'un petit coeur.

- Ecoute, tu prend ça quand l'envie te chante. Tu vas t'en prendre plein la tronche pendant... ouai, j'dirais bien 5, 6 heures. Si l'effet t'as plu, présente toi à cette adresse une fois la nuit tombée.

Le jeune homme lui présenta alors une espèce de carte de visite, ayant plus l'allure d'un morceau de papier froissé qu'autre chose. Sur celle-ci, une adresse tapée à la machine à écrire se dévoilait : 18, Thrawl Street, Londres.

- Sur ce ! La belle au bois dormant, je bouge, tu viens ou tu reste ici ? Et t'as pas un prénom, au passage ?

Alice se saisit de l'étui et du briquet avec un visage extatique. D'une main distraite, elle extirpe le pochon qu'elle tend aveuglément à Luke avant de se concentrer sur les cigarettes. Alors que le jeune homme revient vers l'Apothicaire, derrière lui la jeune fille se met en tête de goûter aux plaisirs de la fumée. Elle extirpe une clope, qu'elle vient placer entre ses lèvres, pile au milieu, et tente gauchement de l'allumer après avoir enfin triomphé du briquet retors. C'est les joues gonflées comme celles d'une grenouilles qu'elle tente de singer Luke, mais elle ne parvient qu'à s'étouffer et brûler la cigarette de moitié, noircissant le papier à la flamme de l'igniteur. Entre deux quintes de toux, on l'entend dire :

" Mh ! J'adore ! J'aime la cigarette ! "

De son côté, Luke s'adresse au vendeur qui se saisit du cacheton l'air intrigué. Il l'observe curieusement sous toutes les coutures, quelque peu suspicieux.

" C'est un genre de drogue, si je saisis bien ? Mmh... Merci. J'y goûterai peut-être. "

Il range le cachet dans son tiroir, en compagnie du papier froissé sur lequel l'adresse du marchand de rêves est inscrit. Puis il se saisit d'une fiole au liquide arc-en-ciel.

" Moi, je te donne ça. Je suis marchand de sourire, moi aussi. C'est une fiole de Goutte Désopilante. Fou rire garanti. "

Lorsque Luke revient vers elle, Alice est rouge à force de s'étouffer, et ses yeux agressés par la fumée sont embués de larmes et parcourus de vaisseaux sanguins. Mais elle a le sourire. A ses pieds, deux cigarettes carbonisés, et au-dessus de sa tête, un véritable nuage de fumée. Un odeur très désagréable s'est répandue dans toute la boutique.

" Aurore ! Heu non, c'est la Belle au Bois Dormant, ça. Moi, je suis Alice. Je crois. Oui, Alice ! Aujourd'hui en tout cas. Cigarette ? " finit-elle en lui tendant l'étui.

Derrière eux, les stores de la boutique s'ouvrent et le loquet se déverrouille sous l'action de la baguette du vendeur, qui les salue.

" A une prochaine fois, peut-être. "

Luke rangea la fiole dans sa besace, sans oublier de payer les articles avec lesquels il l'avait remplie à son arrivée dans la boutique.

- Tu saisis bien. Merci pour le cadeau, j'ai hâte de voir ce que je vais en faire !

Alors, il retourna vers la jeune fille, elle qui lui avait enfin dévoilé le joli prénom dont elle avait été affublée. Bien sûr, il ne put que constater les dégâts causés par Alice, et de toute évidence, il allait devoir lui faire un petit cours sur le tabagisme (n'allez pas penser qu'il s'agirait là de prévention). Quand elle lui tendit l'étui, le garçon refusa poliment. Enjoignant la jeune fille à quitter la boutique avec lui, il se dirigeait alors vers la porte récemment rouverte par le tenancier, à qui il répondit aussi expressément avant de se saisir de la poignée de la porte.

- Oh, le peut-être est de trop, crois moi. A une prochaine fois !


Il poussa finalement la porte, n'attendant plus que la jeune fille en passe le pas pour la suivre, si toutefois elle y était encline.

" Oh, on s'en va ? Mais avons-nous quelque part où aller ? " se questionne, à raison, la jeune Alice alors qu'elle franchit le seuil.

De nouveau dans la rue tumultueuse où passent et courent les passants comme un courant d'eau, elle manque de se faire emporter par l'immuable marée humaine qui ne cesse de couler dans un sens et dans l'autre de l'artère pavée. Les gens vont, et viennent, si bien que l'on ne sait dans quel sens l'on se trouve à contre-courant de ce flot incessant.

Alice sort de nouveau une cigarette de l'étui, et ne cherche non pas à l'allumer, mais se met à en mâchonner le bout - pas côté filtre, mais bien tabac. Elle se tourne alors vers Luke, et sourit de toutes ses dents tâchées ci et là de miettes brunâtres.

" Mh, c'est meilleur comme ça ! Au fait... Elle prend soudain un air sérieux que Luke ne lui connaît pas. Sourcils froncés, le visage sombre, elle le regarde droit dans les yeux et murmure alors : Tu ne crois pas qu'on devrait dénoncer ce dangereux psychopathe qui torture et séquestre des mineurs et profite de leurs faiblesses lors de ses petits jeux cruels et sadiques issus de son esprit tordu de vieillard vicieux ? "

Puis, elle croque un autre bout de cigarette comme s'il s'était agi d'un sucre d'orge et le mâche avec nonchalance à la manière d'un chewing-gum, une joue gonflée comme celle d'un hamster.