Dans son lit, aux côtés d’une Jeanne insouciante assoupie, Dominique est incapable de fermer les yeux, les paupières écartelées par l’angoisse. Le corps tendu comme un arc, la mâchoire serrée à en grincer des dents, il se sent incapable du moindre mouvement. Lui aussi, c’est la peur qui le paralyse sous ses draps alors que la crainte le ronge. Il sait qu’une ombre plane sur lui, qu’un danger le menace lui et sa famille. Il sait qu’il devrait monter, remplir son rôle d’homme et de père en protégeant ses enfants, mais il n’ose simplement pas l’affronter. C’est l’incertitude qui lui fait perdre tout courage. Que pourrait-il bien faire ? Elle sait. En quelques mots, elle pourrait tout détruire, tout ce qu’il aime, tout ce qu’il a bâti ces dernières années. Mais qui est-elle ?
Bien que la réponse lui semble évidente, il refuse d’y croire. C’est impossible, tout simplement impossible. Cette maudite gamine… Apolline. Mais elle devrait être morte, à l’heure qu’il est. Sa maladie n’aurait jamais pu lui permettre de survivre aussi longtemps. Et quand bien même elle aurait survécu… Elle ne ressemblerait en rien à cette maudite succube qu’il a laissée passer le pas de sa porte, mais plutôt à une femme monstrueuse et difforme. Si ce n’est elle, alors ce ne peut être qu’un démon. Un fantôme chargé de haine venu le tourmenter. Et quand bien même ce serait elle, comment l’aurait-elle retrouvé ? Il a fui à travers le pays, changé d’identité plus de fois qu’il ne peut s’en souvenir, et vit presque en ermite depuis plusieurs années déjà. Il est tout simplement inconcevable qu’on ait pu remonter jusqu’à lui. Mais il est plus absurde encore de croire que ça puisse être vraiment elle.
Et pourtant, elle a donné ce nom… Dominique Mercier. Il ne l’avait pas entendu depuis bien longtemps. Un nom, comme tant d’autres, qu’il a préféré laisser à un passé sur lequel il a fait un trait définitif. Une vie de crimes et de cavales qu’il a aujourd’hui abandonnée, assagi, presque repenti. Désormais il n’aspire qu’à une existence paisible, avec sa femme, ses enfants ; et jusqu’à ce soir, tout allait bien. Isolé dans les montagnes, coupé du monde qu’il a connu, il se pensait à l’abri. Mais il le savait, s’en doutait, le redoutait : ce jour finirait par arriver. Il ne pourrait fuir éternellement le monstre qu’il a été - ni celui qu’il a créé. Aujourd’hui, ses démons l’ont rattrapé, et viennent réclamer que justice soit faite.
C’est à ce moment qu’il les entend. Leurs hurlements. Ceux qu’un parent espère ne jamais avoir à connaître. Depuis l’étage, toute la souffrance et la peur de ses précieux enfants transpercent soudain les murs en cris déchirants et incessants. Et pourtant, étrangement, il ne réagit pas : son sang se glace, son coeur s’arrête. Ce n’est que lorsque Jeanne, affolée, le secoue en lui hurlant dessus qu’il parvient à sortir de sa torpeur.
“ Frédéric ! Frédéric ! Lève-toi ! Les enfants ! ”
Dans un sursaut, il se redresse, revient à lui grâce aux suppliques de sa femme, et la détresse de son aimée lui rend soudain un peu de ce courage qui lui faisait défaut. Peu importe ce qu’il adviendra de lui, de quoi cette femme puisse être capable : il doit répondre à l’appel à l’aide de ses enfants. Protéger coûte que coûte la chair de sa chair, au péril même de sa vie. Car l’important, c’est bien l’homme qu’il est aujourd’hui : un mari et un père, qui se doit d'accomplir son devoir.
“ Surtout, ne bouge pas ! ” crie-t-il à sa femme avant de sortir du lit d’un bond.
Il sort de la chambre, se rue dans l’escalier et rejoint l’étage. Plus il se rapproche, et plus les cris se font puissants, absolument insoutenables. Stridents et hystériques, ils se fichent dans son crâne, dans son coeur, traversent son corps et son esprit de part en part comme la lame d'un couteau. Il n’a jamais rien entendu de tel, pas même durant la guerre. Marche après marche, il sent la peur reprendre le dessus, mais il ne s’arrête pas pour autant. Dans ces hurlements atroces, il reconnaît à peine la voix de ses enfants déformée par la terreur. Il n’ose même pas imaginer ce qu’ils sont en train d’endurer. Ce que ce démon leur fait subir. Lorsqu’il arrive en haut, le large couloir est plongé dans la pénombre et la fumée, mais il n’a pourtant aucun mal à distinguer la porte de la chambre de Guillaume et Sophie dans l’obscurité. Car de derrière la porte close, une lueur anormale s’échappe à travers les interstices. Dominique comprend aussitôt de quoi il s’agit, ce qui fait hurler ses enfants ainsi : ils sont en train de brûler vifs.
En quelques pas à peine, il se retrouve devant la porte, et saisit la poignée avant de crier de douleur. Il se saisit la main, blessée par le métal devenu brûlant.
“ Merde ! Putain ! jure-t-il. Sophie ! Guillaume ! J’arrive ! ”
“ Papa ! A l’aide, Papa ! Papa ! ” hurlent des voix suraigües de derrière la porte.
En se servant de son marcel comme d’un gant, il protège sa main et tente une nouvelle fois d’actionner la poignée. Mais la chambre est solidement fermée à clé, ce qui dans la panique ne lui avait même pas traversé l’esprit. Alors, il recule, prend son élan, et sans réfléchir se rue contre la porte, épaule vers l’avant. Mais au bout de sa course, il s’écrase brutalement contre le bois devenu dur comme de la pierre, et se disloque l’épaule dans un craquement sonore. En hurlant, il glisse contre la porte, et se met à pleurer. A cause de la douleur, mais aussi de rage, d’impuissance. Un rien le sépare de ses enfants qui sont en train de mourir dans une souffrance indescriptible, mais il ne parvient pas à les atteindre. Et ils hurlent, hurlent encore. Sonné par le choc, il se met à tambouriner de toutes ses forces sur la porte de son bras valide, mais c’est inutile.
“ Guillaume ! Sophie ! Non ! Non ! Merde ! Jeanne ! ” se met-il, lui aussi, à appeler à l’aide.
Sans qu’il ne comprenne comment, cette vieille porte en bois s’est changée en un rempart impénétrable. Il n’y a plus rien qu’il puisse faire. Blessé, il peine même à se relever. Alors, il ne lui reste qu’une seule solution : hurler et supplier comme ses enfants le font.
“ A l’aide ! Je… je t’en supplie, arrête ! Arrête ça ! Je t’en supplie ! ”
Mais il n’entend rien, si ce n’est la toux étouffée et les suppliques de ses enfants qui faiblissent peu à peu.
“ Merde ! Je t'en supplie, A… Apolline ! ” sanglote-t-il, désespéré.
Et alors, venue du fond de l’obscur couloir, répondant à l'appel de ce nom qui est le sien, une silhouette se découpe lentement dans la lueur de l’incendie. Et dans l’affreux faciès émacié qu’il découvre, il la reconnaît dans sa laideur cadavérique. Le voilà, son vrai visage. C’est bien elle, ça ne fait plus aucun doute. Il se souvient parfaitement de ce qu’il lui a fait. Il devine sans peine ce qu’elle est venue chercher.
“ C’est ça que tu veux, Dominique ? ” fait-elle d’un ton amusé.
Elle tend alors la main, dans laquelle un objet scintille dans l’obscurité : la clef de la chambre qu’il reconnaît aussitôt. Avec son pitoyable visage en pleurs, il acquiesce et supplie du regard. Elle laisse alors tomber la clef juste devant elle, le forçant à ramper pour venir la chercher. Malgré son épaule déboitée, surmontant la douleur, il se traîne jusqu’à elle en gémissant. A ses pieds. En se saisissant de la clé, il se risque à la regarder. Et son sourire le terrifie. Il est jubilatoire. Elle se réjouit visiblement de sa détresse. Il aimerait pouvoir se jeter sur elle et la massacrer de ses poings, lui arracher cette expression de son horrible visage. Mais il doit avant tout sauver ses enfants. Alors qu’il rampe pour faire demi-tour, un poids vient s’écraser sur son épaule blessée, lui arrachant un hurlement qui vient couvrir ceux de sa progéniture. D’un pied cruel qu’elle remue avec force, elle prend plaisir à l’immobiliser et le faire souffrir.
“ Arrête ! Laisse-moi ! Laisse-moi, merde ! ”
Il sent qu’on le libère, et sans un regard en arrière, se remet à avancer en direction de la porte. Il se redresse à grand peine sur les genoux, et approche enfin la clé de la serrure, quand soudain quelque chose le saisit à la gorge. Comme un barbelé qui s’enserre autour de son cou et le tire vers l’arrière, l’empêchant une fois de plus d’ouvrir la porte. Mais poussé par les cris de détresse de ses enfants, il tente de lutter quand même : quelques centimètres à peine le séparent de son objectif. Mais plus il lutte et tente de s’approcher, plus la corde autour de son cou l’étrangle, plus les pointes impitoyables pénètrent sa chair devenue sanguinolente. Suffoquant, il tente désespérément d’atteindre cette porte de sa main tremblante en poussant de ridicules cris porcins de sa gorge lentement broyée. La clef lui glisse des doigts alors que peu à peu, il perd connaissance. Sa vue se trouble, ses sens l’abandonnent, et sous ce voile noir qui l’envahit, une seule chose subsiste alors : les cris d’agonie.
Mais il reconnaît, dans sa presque conscience, la voix de sa femme qui à sont tour vient de monter. Jeanne, armée d’un couteau, traverse le couloir en hurlant, droit vers Apolline. Elle ne ressent pas la moindre peur. Elle ne réfléchit pas. Seul l’instinct maternel la guide en cet instant, moteur de chacun de ses gestes. Elle doit sauver ses enfants, peu importe ce qu’elle doit faire ou affronter pour leur venir en aide. Dominique sent alors l’emprise autour de son cou disparaître et s’affale par terre. Une main sur sa gorge humide, il reprend peu à peu ses esprits dans une violente toux. Et puis, un flash lumineux. Un cri. Un bruit sourd mêlé à celui d’un craquement ignoble. Il redresse difficilement la tête, et voit Jeanne étalée sur le sol. Les yeux grands ouverts, fixés sur lui, mais dénués de toute expression. Son cou, tordu dans un angle impossible. Sans vie.
“ J… Jeanne… ” tente-t-il de crier, mais il parvient à peine à souffler son nom dans sa respiration souffrante.
Et dans un même temps, il aperçoit la clé, sur le sol non loin de lui. Il n’a pas le temps de se morfondre. Il s’en saisit, espérant cette fois avoir le temps d’ouvrir la porte. Il la rentre enfin dans la serrure, et n’a plus qu’à la tourner pour libérer ses enfants de la mort qui les attend. Mais une force invisible vient alors se saisir de ses doigts, les tord et les broie brutalement. Comme sous l’effet de cent coups de marteaux, il sent ses os se briser de part en part, des ongles jusqu’au coude. Tout son avant-bras, réduit en miettes, retombe mollement. La souffrance est telle qu’il se roule de douleur sur le sol. Il hurle. Mais il est seul, cette fois. Lorsque son cri meurt, ce n’est que pour laisser place à un terrible silence. Derrière la porte, on n’entend plus rien, si ce n’est les rugissements des flammes voraces qui commencent à dévorer les murs comme la toiture. Les voix de ses enfants se sont tues. Alors, il hurle de plus belle à s’en déchirer la gorge, s’affaisse et fond en larmes. Dans ses gémissements, on perçoit sans peine la douleur et la désolation d’un père en deuil. Avec désespoir, il frappe sa tête à s’en fendre le crâne contre la maudite porte qui a scellé le sort de Guillaume et Sophie. En l’espace d’un soir, en quelques instants à peine, il a tout perdu.
Il se retourne tant bien que mal, pour faire face au corps inerte de sa femme. Et dans ses yeux sans vie, il a le sentiment qu’on l’accuse et le blâme. Dans le visage de la défunte, il lui semble un instant en reconnaître un autre. Entre ses plaintes et lamentations, il murmure quelques excuses inaudibles entrecoupées de sanglots. Mais les pas d’Apolline, impitoyable, se font entendre. Elle se dresse face à lui, le surplombe, et aussi petite soit elle, sa présence l’écrase et l’oppresse. Ce n’est pas Apolline. Pas celle qu'il a connue. C’est un monstre, une force occulte et vengeresse. Ça n’a rien d’humain. Ce dont cette chose est capable… dépasse son entendement. Malgré la douleur et l’effroi, il redresse la tête pour la supplier du regard.
“ P-pitié… ”
“ Tu ignores tout de ce qu’est la pitié. Je n’en aurai pas pour toi. ”
“ Je… Je suis… désolé… ” balbutie-t-il vainement.
“ Je le suis aussi. Mais pas pour toi. ” dit-elle en pointant sur lui sa baguette.
Il comprend que cette chose dirigée vers lui a le pouvoir de le tuer, mais il ne peut ni fuir ni lutter. Seulement subir le sort qui l’attend. Peu importe ce qu’il dira, rien ne peut plus le sauver. Il peut la voir dans le regard d’Apolline, cette frénésie meurtrière que rien n’arrête. Un besoin de tuer plus fort que la faim et la soif. Un désir tout-puissant de prendre et d’écraser la vie.
“ Qu’est-ce… Qu’est-ce que tu es ?... ”
“ Un monstre. Un monstre à ton image. Elle s’avance encore d’un pas vers lui, ce qui le fait trembler davantage encore. Cette peur, cette peine, cette douleur que je lis sur ton visage, que j’entends dans tes pleurs pitoyables. Ce sont celles de ma mère. Ce sont les miennes. Aujourd’hui, ce sont les tiennes. C’est tout ce que je te laisse. C'est tout ce que tu m'as laissé. ”
“ C’était… C’était des enfants, merde ! crie-t-il avec l’énergie du désespoir. Ils n’avaient rien à… ”
Alors, c’est au tour de la sorcière d’enrager. Elle qui paraissait si calme l’instant d’avant explose soudain. Des larmes s’échappent en abondance de ses yeux déments injectés de sang. Elle paraît simplement… dévastée, par la rage, la colère. La peine. Si bien qu’il devient difficile de dire qui, des deux, souffre le plus à ce moment.
“ Et moi ?! Et moi, Dominique ? Moi aussi, je n’étais qu’une enfant ! Je n’étais qu’une enfant, quand tu m’as tout pris ! ”
“ Je… je ne t’ai pas tuée… Je t’ai pas tuée, merde ! ”
“ Tu aurais dû ! Tu aurais mieux fait, oui. Tu veux me faire croire que tu voulais m’épargner ? Tu voulais simplement que je souffre le temps qu’il me restait à vivre, sombre fils de pute ! ”
“ C’est… ”
“ Ferme-la ! Tu as fait une erreur en me laissant vivre, Dominique. Une erreur que je ne ferai pas ! Je ne souhaite à personne de vivre ce que j’ai traversé. De ressentir ce que j’ai pu ressentir. Ni de devenir ce que je suis devenue ! ”
“ Tu n'es qu'une... ” commence-t-il, avant de pousser un hurlement soudain.
Cette fois, ce sont les os de l’une de ses jambes qu’il sent se briser violemment dans un craquement sinistre.
“ Je t’ai dit de la fermer ! Je ne veux plus t'entendre ! vocifère-t-elle. Ta femme et tes enfants sont bien mieux là où ils sont, plutôt que de vivre dans le mensonge, ou dans la haine. Ils sont ensemble, quelque part où tu n’iras pas. Toi, je t’envoie pourrir en Enfer ! ”
Et sur ces mots, elle lui brise l’autre jambe d'un nouveau sortilège. Il a tout juste la force de crier de nouveau. Il glisse jusqu’à se retrouver allongé sur le sol. Il n’est plus capable de bouger le moindre membre ; c’est à peine s’il peut remuer tant la douleur l’irradie de part et d’autre. Il est désormais entièrement à sa merci. Elle se met alors au-dessus de lui, s’écrase de tout son poids sur son corps souffrant. Et elle se met à le frapper sauvagement au visage à l’aide de ses poings, encore, et encore, jusqu’à ce que la peau enfle, que son nez saigne et se torde, jusqu’à ce que ses lèvres éclatent et que ses yeux ne puissent plus s’ouvrir. Sous les coups répétés, le corps meurtri de l’homme est secoué de soubresauts de plus en plus faibles à mesure qu’Apolline se déchaîne bestialement. Alors que lui peu à peu se tait, elle se met à pousser des cris qui se font plus hystériques à chaque coup qu’elle porte.
Lorsque de son visage tuméfié ne s’échappe plus qu’un souffle mourant, elle saisit sa tête entre ses mains, et se baisse jusqu’à pouvoir lui murmurer au creux de l’oreille. Elle ne sait pas s’il l’entend, ni même s’il est encore conscient, mais elle tient tout de même à lui faire une promesse.
“ Ne pense pas que c’est terminé, fait-elle d’une voix dénuée de raison. Je n’en ai pas fini avec toi, tu entends ? L’Enfer, je t’y rejoindrai bientôt. Je te poursuivrai. Même dans la mort. Toute une vie, j’ai souffert de ce que tu m’as fait. Et je te le ferai payer pour l’éternité. Tu entends ? ”
N’obtenant pas de réponse, elle enrage. De ne plus l’entendre souffrir. Elle vient alors de toutes ses forces enfoncer ses deux pouces aux ongles pointus entre ses paupières gonflées, jusqu’à ce qu’ils baignent dans le sang, jusqu’à sentir quelques chose céder sous la pression, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus voir ses doigts tant ils sont profondément enfouis dans ses orbites. Et tandis qu’elle l’achève de ses mains, elle pousse un dernier cri. Il n’a rien de triomphal, non : c’est un cri profond d’agonie. Dominique a un dernier sursaut, et laisse s’échapper un ultime râle avant de se taire à jamais.