TRIGGER WARNING :enfer:
Sans crier gare, l’Homme enfonce la porte de la cellule. Dans sa poitrine, le coeur de la petite Apolline cesse de battre. Son corps lâche cesse de lui obéir : ses maigres bras refusent de la protéger, ses jambes malingres ne veulent plus la porter. Paralysée, la voilà plus capable de rien, amorphe et vulnérable. Un vent de panique vient l’ébranler, elle et sa détermination, une vague de chaleur qui l’étouffe et la brûle comme le souffle d’un Cerbère. Ce monstre est plus imposant, bien plus grand et large que dans ses souvenirs, si bien qu’il doit se pencher pour entrer dans la cellule. Avec le sourire sadique du bourreau qui prend plaisir à la tâche, il referme lentement la porte dans son dos, sans quitter la jeune fille de son regard féroce dénué d’humanité. Il a ce visage cauchemardesque qu’elle n’oubliera jamais.
Cette gueule anguleuse taillée au burin d’une bête virilité, à la mâchoire carrée et aux arcades saillantes et broussailleuses. Au bout de ses bras musculeux et velus sont serrés ses poings bestiaux, les phalanges trempées dans un sang qu’Apolline devine partager. Lentement, il s’approche d’elle à la manière d’un prédateur, en faisant craquer un à un ses épais doigts dans une série de sons sinistres qui ne laissent présager rien d’autre qu’un déchainement de violence animale.
Il incarne tout ce que l’enfant a en horreur, l’homme bestial et malsain, le vice et la cruauté, celui-là même qui a arraché sans état d’âme tout ce qui lui était cher. Celui qui a fait de son foyer une prison, et de son monde un Enfer. Celui qui lui a volé son enfance et sa mère ; qui a broyé son innocence et sa dignité ; qui, sans la tuer, a pris sa vie et détruit son avenir. Celui qui aujourd’hui encore hante ses nuits, l’incarnation de ses cauchemars qu’elle s’imagine toujours cachée sous son lit ou qu’elle croit deviner quelquefois tapie dans les recoins sombres lorsqu’elle est seule, qui la réveille en sursaut et en larmes au milieu de la nuit. Celui dont elle ressent parfois la présence dans son dos, son regard assassin rivé sur sa nuque fragile, celui dont l’ombre menaçante n’a jamais cessé de planer sur elle. Celui qui sans même être là continue de la faire souffrir, celui qui jamais n’a relâché son emprise sur elle, celui dont les coups résonnent encore et les plaies saignent toujours.
Celui dont les crimes abjects restent impunis.
Celui qui fait d’elle ce qu’elle est aujourd’hui.
Celui qui lui ressemble.
Et voilà la petite fille atone et aphone, alors qu’il s’avance vers elle, son sourire carnassier rivalisant de diabolicité avec ses yeux perçants. Devant lui, elle se sent plus pitoyable que jamais, alors qu’il la domine de toute sa taille écrasante. Incapable de maîtriser les tremblements de son corps chétif, elle recule instinctivement d’un pas, puis d’un autre. Pourtant, de ce jour, elle en a rêvé, au moins autant qu’elle en a cauchemardé. Cela fait plus de quatre ans qu’elle attend d’enfin lui faire face, que l’espoir de le retrouver est la seule chose qui la tire hors du lit. Quatre ans qu’elle ne vit que dans le but de le tuer, de lui rendre toute la souffrance qu’il a infligée. Tout ce qu’elle a fait, tout ce qu’elle a appris, de ses sombres lectures à ses actes les plus terribles, tout n’a servi qu’à cet unique dessein.
Et pourtant aujourd’hui, en cet instant elle semble avoir tout oublié. Elle ne parvient à se souvenir que d’une chose, le corps meurtri de sa mère par les poings brutaux qui se dressent devant elle en ce moment-même. Il lui semble entendre de nouveau les hurlements de douleur et de désespoir, les appels à l’aide auxquels elle ne peut répondre, le tambour de la chair que l’on bat ; l’orchestre de la mort qui bientôt jouera pour elle.
L’Homme pousse un rire sardonique, semble se rire et se nourrir de sa détresse. De sa voix grave aux accents lucifériens, il se moque et menace :
“
Apolline… Je t’ai cherchée partout, petite fille de putain ! Regarde-toi… Tu es le dégoût ; le déchet et l’immondice. Petit monstre hideux... Tu donnerais envie de vomir à ton propre reflet. Qu’est-ce que c’est que ce maquillage de pouffiasse ? Toi aussi, tu vas faire les trottoirs ? Il éclate de rire.
Je suis surpris de te voir. Je pensais que tu aurais mis fin à ton existence misérable. C’est ce que j’aurais fait, à ta place. Qui pourrait supporter d’être toi ? Oh, mais je vois. C’est que tu n’en as pas le courage. Mais ne t’en fais pas, je suis là pour ça. Je vais t’envoyer rejoindre ta pute de mère. Tu feras le tapin avec elle en Enfer ! ”
Les mots de l’Homme sont ceux qu’elle refuse d’entendre de sa bouche, ceux qui s’infiltrent dans ses blessures et écartent ses plaies encore ouvertes, les paroles les plus à même de l’accabler et de la déchirer. Mais de la peur de la jeune fille renaît alors sa colère. Dans le sillon de ses veines, son sang se met à bouillonner. Ses tremblements se font erratiques, nerveux : ce n’est plus l’effroi qui la secoue, mais la haine qui gronde et résonne à travers tout son corps. L’Apolline qui se tient face à lui n’a plus rien de l’enfant malade et impuissante d’il y a quatre ans. Cette Apolline-là a laissé le mal la corrompre, s’est faite bête humaine pour tenir tête à ses prédateurs. Cette Apolline a déjà tué, et n’hésitera plus à tuer encore. Son arme n’est plus le silence, mais une magie puissante qui sommeille en elle, un pouvoir destructeur qu’elle a appris à manier comme une arme pour en faire l’instrument de sa vengeance.
Malgré ses tremblements, sa main vient trouver dans le fond de sa poche sa baguette et s’en saisit avec fureur. Autour de son pommeau qui prend la forme d’un Sombral, symbole de ce deuil qu’elle n’a jamais su faire, sa paume se crispe, ses doigts s’enroulent autour du catalyseur avec une nervosité telle qu’elle manque de le briser. Par cent fois, elle s’est imaginée cet instant, s’est jouée la scène dans son théâtre intérieur, imaginant sans cesse les gestes et le texte du dernier acte de sa vie. Quelles seraient ses paroles, les mots justes, et la juste façon d’en finir. Et pourtant, rien de tout cela n’est parvenu à la préparer à vivre cet instant. Ce qu’elle dit, elle ne l’a jamais écrit. C’est son coeur meurtri et impur qui parle, qui déverse dans un sanglot ces mots qu’il a longtemps gardés pour lui.
“
Je t’interdis de parler de ma mère, sombre connard ! fait-elle d’une voix démente, semblable à un violon discordieux.
Moi aussi, je t’ai longtemps cherché, figure-toi. Il n’y pas... un jour... où je n’ai pas pensé à toi. Pas une putain de nuit ! Ton plus grand crime… Le plus cruel... a été de me laisser vivre. Mais c’est aussi ta plus grande erreur. Depuis, je ne vis pas… Pas pour moi. Mais pour toi. J’ai compté les jours jusqu’à pouvoir mettre fin aux tiens. Si tu savais… comme j’ai attendu ce moment. Tu as passé des années à me traiter de monstre. Je vais te montrer à quoi ressemble... un véritable monstre. Ce que ça fait, de craindre son propre reflet. ”
Enfin, elle dégaine et dévoile sa baguette, alors qu’elle pourrait presque le toucher du bout de celle-ci tant il est proche. Elle veut le faire souffrir, l’entendre hurler, supplier comme sa mère l’a supplié. Elle ne pense à aucun sortilège, ne formule pas la moindre incantation. Elle laisse son catalyseur se faire le conduit que traverse tous ses sentiments les plus sombres, toute sa haine, tout son chagrin ; son désir insatiable de blesser et de tuer ; ses rêves de vengeance. Avec un cri de rage poussé par son coeur d’enfant, un flot de magie incertain et informe jaillit dans une gerbe d’étincelles d’un rouge carmin semblable à des giclées de sang, matérialisation occulte de sa folie meurtrière en un éclair assassin. Lorsqu’il touche l’Homme, le sort explose et se disperse en une nuée de résidus magiques semblables à des arcs électriques, qui finissent par s’évanouir dans l’atmosphère. Un rire cruel retentit alors. Il se tient toujours debout. Il avance toujours vers elle, inexorablement. Cette déflagration magique, canalisée par Apolline de tout son être, n’a eu sur lui pas le moindre effet.
La jeune fille ne peut le croire. Comment peut-il être insensible à la magie ? Terrorisée, elle recule vivement, tente une nouvelle fois de le détruire, puis une fois encore, sans aucun succès. Quelle arme possède-t-elle alors pour lui faire face ? Sans magie, elle n’est plus rien. En un instant de désillusion, tous ses espoirs s’évanouissent, toute son ardeur et sa détermination avec eux. Elle se met à hurler lamentablement de peur. De nouveau, elle ne tremble que de panique, jusqu’à ce qu’elle se retrouve dos au mur. Elle ne peut plus lutter, et n’a nulle part où fuir. Sans cesser d’emplir la cellule des échos de son rire inhumain, il se place devant elle jusqu’à l'oppresser contre la paroi froide qui l’empêche de se sauver. Il la saisit brutalement à la gorge, l’emprisonne d’une main aussi implacable que la serre d’un rapace, et la maintient contre le mur. Apolline suffoque, ce n’est pas l’insoutenable carcan de chair brûlante autour de son cou qui l’asphyxie, mais bien la terreur qui s’empare d’elle alors que l’Homme dispose d’elle comme d’une vulgaire poupée. Elle lâche sa baguette pour tenter de toutes ses maigres forces de se libérer de son étreinte, essaie de desserrer les serres du monstre en vain, mais rien n’y fait.
Il se penche vers elle et lui rit au nez, l’irradie de son regard malsain dans lequel elle ne voit toujours pas le moindre remord, pas un soupçon de culpabilité. Mais la jeune fille n’a pas dit son dernier mot. Elle refuse de s’avouer vaincue, de renoncer à sa vengeance et de mourir aux mains de l’assassin de sa mère. Elle n’a pas attendu ce jour pour que tout s’achève ainsi. En réalité, la magie est loin d’être sa seule arme. Alors que le visage de l’Homme est proche du sien, qu’elle peut sentir son souffle putride sur sa peau, elle vient se saisir d’une main de son pic à chignon. Elle n’a pas le droit d’échouer, pas le droit de mourir et de le laisser encore une fois partir. Elle va le tuer, ici, et aujourd’hui. Elle hurle comme une damnée, et vient rageusement lui enfoncer d’un coup sec le pic à travers l’oeil. Elle constate avec terreur qu’il n’y réagit même pas. Elle retire le pic, et ne voit pas la moindre goutte de sang couler. Là où l’arme s’est plantée se trouve un curieux trou brumeux dont s’échappe une étrange fumée noire, qui lentement se referme. Alors elle plante, plante et plante encore, en vain. L’Homme rit toujours. L’emprise sur son cou ne se relâche pas.
D’une main, il vient se saisir de son poignet, le broie avec tant de force qu’il l’oblige à lâcher son arme de fortune. Il la désarme avec la même facilité qu’il y a quatre ans, lorsqu’elle n’était qu’une gamine rachitique. Pour Apolline, il ne subsiste plus le moindre espoir. Elle a le sentiment de redevenir cette enfant de neuf ans impuissante qui ne pouvait rien être d’autre que sa victime, cette enfant monstrueuse et inutile qui ne peut rien faire d’autre que de subir. Tout ce qu’elle a vécu depuis n’a servi à rien. Tout lui semble perdu : jamais elle ne pourra venger sa mère et se libérer de son joug. Il l’a tuée, et maintenant il va la tuer elle aussi. Dans un ultime espoir de survie, qui tient davantage de la peur que du courage, elle se débat comme une furie. Elle frappe, elle le rue de coup de pieds et le griffe, mais ses ongles ne laissent que de longues trainées fumeuses qui aussitôt se résorbent. Ses cris aigus n’ont plus rien de furieux, mais relèvent de la terreur pure. Bien vite, elle s’épuise, elle faiblit face à ce monstre invincible et infatigable.
L’Homme lève alors une main, et vient la gifler avec force, lui arrachant un hurlement de souffrance. Alors, la gamine se tait. Elle ne veut lui offrir ce plaisir. Quand bien même elle se sait perdue, elle refuse de supplier, ou d’appeler à l’aide, ne se permet que de gémir. De nouveau, le silence redevient sa seule défense. Il la frappe, et la frappe encore, mais elle serre les dents. Des coups mesurés, mais qui lui font l’effet de cent poignards. Elle est atteinte au visage mais touchée en plein coeur ; c’est sa chair qui est battue, mais son âme qui est meurtrie. Sous les coups répétés, elle sent son sang couler, sa lèvre se fendre ; un goût métallique se répand dans sa bouche. Elle sait enfin ce que sa mère a pu ressentir avant de mourir, alors que l’Homme la battait à mort. Elle ressent toute sa détresse et son désespoir. Secoué tant par la violence que par la terreur, c’est tout son corps qui abandonne, ses jambes qui abdiquent. Alors que les larmes viennent se mêler au sang en inondant son visage, elle sent un liquide chaud et impur imbiber ses bas. Mais elle ne crie pas. Mollement, elle lève les bras pour protéger vainement son visage des assauts infatigables de l’Homme, qui ne cesse de rire et de l’insulter.
“
Petite merde ! Jamais je n'aurais dû t’épargner ! J’aurais dû te crever quand tu n’étais qu’une gamine ! Te noyer dans le sang de ta mère ! Quatre ans de trop, quatre ans perdus, quatre ans pour rien ! ”
Tout est fini. Juste comme ça. Tout ça pour rien.